Chili : la traversée du mythe patagon (2).
Une otarie peut-elle être obèse ? Déjà une otarie, c’est gros. Enrobée de graisse pour mieux lutter contre les eaux froides du sud, elle en impose de rondeurs. Celles de Valdivia sont des monuments. Sur les quais du marché aux poissons, elles attendent patiemment leur savoureuse pitance, de la chair fraîche tout juste pêchée. Nul besoin de chasser, des caisses entières se présentent à elles. Le museau noyez dans les restes de poissons, elles n’en peuvent plus de faire bombance, rassasiées qu’elles sont… la panse bien remplie, elles sont là, béates, affalées sur le quai, jouissant d’un faible rayon de soleil avant de rouler sur elles-mêmes et de plonger dans la rivière.
Le grand sud approche. J’ai faim. Faim de ce point cardinal.
Puertto Mont, les portes de la Patagonie, je descends du petit bus, fait un tour au marché artisanal et embarque sur le Navimag, un cargo mixte qui rejoint Puerto Natales en quatre jours. Un vent frais souffle et le paysage se fait plus austère. Le navire quitte le port vers 16 heures et entame sa longue navigation par la traversée du golfe de Ancud puis de Corcovado. Le cargo avance dans un labyrinthe de canaux. Le paysage se resserre, le temps devient maussade, la brume épaisse et envoûtante. Semblable à un avenir incertain, l’horizon est bouché et mystérieux, les ports d’attache se dissipent. A la tombée de la nuit, je reste debout sur le pont. Doux moment de solitude à guetter les lumières de la nuit. Instant privilégié volé au brouhaha du monde.
Le vent de Patagonie se lève
Le vent de Patagonie se lève, les feux des balises transpercent avec difficulté les bancs de brume. Le pont est détrempé, glacé, les coursives désertes. Les passagers se sont réfugiés dans le salon, dans une heure commence la séance de cinéma sur l’épopée du Che Guevara en Amérique du Sud alors qu’il avait tout juste vingt ans. Le cargo, imperturbable, continue sa route. Cap sur la province du Dernier Espoir. Au petit matin, il navigue dans le canal de Moraleda puis de Messier, le paysage est dramatiquement mélancolique, le froid cinglant.
Cimetière marin
Une étrave apparaît sur tribord. Un croiseur fantôme surgit du néant, rouillé jusqu’à la moelle, rongé par les embruns. Des trous béants de sa coque, l’eau s’engouffre et retombe en cascade. Bien qu’encore malmenée par les vagues, cette carcasse des mers semble reposer en paix, bercer par la longue plainte de la bise et vêtu d’une robe de brume. Sur son pont supérieur, une balise verte avertit les marins du danger. Un danger toujours présent dans ces terres extrêmes où l’homme n’est qu’un humble invité. Ce tas de ferraille échoué, dans son immense tristesse, coincé dans une destinée macabre nous rappelle la désolation de cette terre qui s’ouvre à nos cœur et pénètre nos pensées. En Patagonie, l’un des plus grands cimetières marins au monde, les jours de tempête, les cloches des navires naufragés sonneraient.
Dans le ventre de la coque rouillée, le grincement du passé donnerait des sueurs froides. L’épopée maritime qui mena le « Capitaine Léonidas », nom du paquebot devenu épave, à choir sur ce roc planté dans une immense fosse, est celle d’un marin cupide. Le capitaine a sabordé son navire après avoir vendu illégalement une pleine cargaison de sucre à son profit. Il espérait dissimuler sa supercherie ainsi, en diluant le sucre dans les eaux du canal, il n’avait pas pensé aux sacs. Tout finit par remonter à la surface.
Le vent grimpe sur l’échelle de Beaufort, déblaie tout sur son passage, l’océan Pacifique étreint le cargo, nous sommes dans l’ « aire de movimiento », plus d’îles pour nous abriter, le flanc du navire est ouvert au large et à une immense houle, une onde venue de très loin. Les chaises brinquebalent, les estomacs balancent.