La traversée du mythe patagon (4). La province du Dernier Espoir se dévoile sous un soleil radieux. A croire qu’ici l’océan, le ciel et la Terre ont scellé un pacte de beauté. Pacte indéfectible qui pourrait nous faire endurer des mois de tristesse et de grisaille sans broncher dans l’attente d’une journée comme celle-ci.
Puerto Natales est une toute petite ville un tantinet mélancolique, à l’hiver rude et froid, qui attire des randonneurs du monde entier dès l’arrivée du printemps.
Combien de touristes foulent les sentiers du parc national Torres del Paine chaque année ? Le touriste reste encore une espèce rare dans la province du Dernier Espoir. Sur cette terre australe nous ne croisons plus que des épopées, des histoires personnelles, des individus en marche.
Marcher, mettre un pied devant l’autre, renouer avec nos vieilles racines nomades, retrouver le temps qui s’écoule au fil des pas et oublier le « timing ». Durant ces cinq jours de treck, je serai accompagnée de Françine, une canadienne rencontrée sur le bateau. Elle a fait l’Anapurna, mais elle marche lentement m’assure-t-elle.
Torres del Paine est un volcan avorté vieux de deux millions d’années soulevé par les Andes. De ce premier mouvement inachevé, de ce volcan raté qui n’a jamais craché son feu, est née sûrement l’une des plus majestueuses montagnes au monde. Le jeu de la tectonique et de l’érosion sur les couches de sédiments et de granite ont façonné pic et aiguilles aux couleurs harmonieuses. Du rouge vif des fleurs aux doux dégradés de pastels des lacs et des flancs des montagnes, la palette du peintre est complète en cette fin de printemps. L’œuvre de l’artiste est aboutissement et mystère, déploiement d’un génie créatif sans limites en perpétuelle évolution. Dans ces terres hostiles la vie jaillit, tout simplement, à l’état brut, sauvage, belle et rebelle. On ne l’a conquis ni ne la possède, on s’y soumet, se laisse imprégner, on glisse dans ce royaume pas à pas les yeux fixés sur ses chaussures, les pieds bien ancrés dans la terre pour mieux lutter contre le maître des lieux, le vent.
Les Indiens Alacalufes auraient près de quarante mots pour nommer cet éternel roi de la Patagonie dont le souffle a définitivement fait renoncer aux arbres à pousser droit. Il tourbillonne dans les vallées, accélère sur la pente, traverse les forêts avec fureur, fouette, mais aussi caresse en de doux moments de répit. Son étreinte est une danse rapide, une valse à mille temps aux intonations sauvages.
Marcher peut devenir une entreprise périlleuse. Devant moi, Françine est brutalement déséquilibrée par une rafale alors quelle traverse un torrent sur un passage de pierres. Elle évite de justesse la chute dans une eau d’à peine quelques degrés. Je compte les secondes entre deux bourrasques, peut-être pourrais-je ainsi traverser sans être livrée en pâture aux éléments en équilibre sur un rocher. Ça passe. Ouf, je n’aurai jamais tenu…
La montée vers le Mirador de las Torres est longue, nous en sommes à notre cinquième heure de marche et il nous en reste encore bien trois avant de retrouver notre tante. Toutes les parties de mon corps souffrent. La fatigue est là, pesante et épuisante elle a fini par conquérir tous mes membres, centimètre par centimètre au fil des pas.
A une demi-heure du sommet :
« Finalement, je vais t’attendre ici. C’est mieux comme ça. »
Après tout, il faut savoir aussi s’arrêter, l’essentiel n’est-il pas de conquérir ses propres sommets ?
Françine ne dit mot, je comprends juste dans un regard que c’est dommage.
Encore un effort. Mais où puiser l’énergie ?
– « Accrochez-vous au souffle et vous tiendrez »…Ne faire qu’un avec le vent…C’est peut-être la solution… L’énergie rassemblée pour gravir les derniers mètres est toujours énigmatique. Le dernier pas dévoile un univers minéral insolite. Trois aiguilles dressées vers le ciel plantées dans un petit lac émeraude.